GROUP DOUEH & CHEVEU

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Cheveu vs Doueh : la mémoire vive du sablier

 A ma droite, Cheveu, un trio français qui ne cesse de bousculer les œillères en inventant une bande-son aux limites de bien des genres. A ma gauche, Group Doueh, un combo saharien qui enjambe les frontières des styles, en percutant la tradition de trouvailles inédites. Au centre des enjeux, un sound-clash entre deux univers situés à des années-lumière dans la galaxie musicale. Deux arts de vivre la musique au quotidien, deux manières de transmettre, deux façons d’enchanter, ou non, le monde, deux rapports au répertoire, à la tradition, à la création, deux visions du collectif, la liste est longue de ce qui pouvait a priori faire qu’ils ne se rencontrent jamais, qu’ils ne s’entendent pas. Ce disque, c’était comme un défi un peu surréaliste, une mission quasi-impossible, où le temps allait compter. Résultat : un big bang tellurique, une création atomique, une histoire d’énergies « primitives » qui remet les pendules à l’heure du Tout-Monde. Entendez deux entendements du temps si différents. Retour vers le futur à l’imparfait du subjectif.

 10 septembre 2016. Tous à la fête de l’Humanité, une éternité que je n’y suis pas allé. Les revoilà sous la tente, assis autour du thé, en train de déguster la musique du Sahara. C’est là, dans la chaleur de l’été indien made in Paris, que les trois Cheveu ont donné rendez-vous à Group Doueh, histoire d’écouter tous ensemble la bande-son de leur rencontre. Un truc du troisième type qui ne ressemble à rien de connu sous leur tropique, Cancer. Le temps d’installer la sono et de charger les morceaux, et c’est parti : posés sur leurs coussins, les Marocains sont tout ouïe face aux baffles qui crachent le son, entrecoupé du brouhaha de la fête qui bat son plein. Un sourire esquissé par le boss, le séminal guitariste Baamar Selmou, un battement de main d’Halima, sa femme à la ville et la chanteuse du groupe, un pouce levé par son fils, le claviériste El Waar, autant d’indices qui donnent le la. Et puis d’un coup le jeune Omar, chanteur et percussionniste, se positionne au centre, dodeline de la tête. A l’évidence, ils sont raccords avec cet assemblage de chansons surgies des sessions neuf mois plus tôt, au fin fond d’un bled, Dakhla.

12 Janvier 2016. Bienvenue à Dakhla, grand Sud Marocain, à deux pas de la Mauritanie. C’est là que tout a commencé. Quarante kilomètres de long et quarante hectomètres de large, la presqu’île de Dakhla est une mince langue de terre entre mer et désert, juste sous le tropique du Cancer. L’ex-petit port fondé en 1884 est devenu une agglomération de près de cent mille âmes aujourd’hui. Balayée toute l’année par des alizés, micro-climat tempéré, Dakhla la sarahouie constitue une nouvelle frontière pour les aventuriers de tout bord, dont ceux attirés par un son qui porte l’empreinte du nomadisme sahélien, qui véhicule la versification hassanie. C’est ici que vibre depuis un demi-siècle Baamar Selmou, tout un poème que cet homme. C’est ainsi qu’ont atterri Etienne, Olivier et David, trois Cheveu pour une aventure improbable sur le papier. Voilà le cadre planté. On y reviendra, mais avant d’aller plus loin dans les sessions qui s’annoncent en janvier, il faut revenir en arrière. Toute cette histoire vient de plus loin.

Février 2010. Avant d’en arriver là, il a fallu croiser la route de Group Doueh. Rewind. Depuis la parution en 2007 de « Music Guitar From The Western Sahara » sur le bien-nommé label Sublime Frequencies, un vinyle vite épuisé, la rumeur n’a cessé d’enfler des deux côtés de l’Atlantique. Un son qui hante l’Amérique branchée noisy. Des accords écorchés et des mélodies accrocheuses. De l’art brut, qui gratte la mémoire des mélopées enfouies sous le sable. En direct, c’est encore une autre affaire. Je l’avais déjà écouté lors d’un épique concert aux Instants Chavirés. Depuis, la phrase d’accroche de son premier disque n’en finit plus de bourdonner : « Si vous pensez avoir tout entendu en matière de guitares électriques, révisez votre jugement. » Baamar Selmou, surdoué de la guitare, avait jusqu’alors toujours refusé les offres d’enregistrement de labels, fidèle aux principes d’une immédiateté nomade. Tout juste publiait-il des cassettes, bandes témoins des mariages et autres fiestas qu’il anime dans la région. « Je suis né à Dakhla, en 1966. A l’époque c’était un village. La vie était calme. » Doueh a appris la musique comme il s’est improvisé luthier : en pratiquant. Il a patiemment peaufiné sa technique. Il y résonne toutes les influences qui l’ont traversé, à commencer par Jimi Hendrix. « Pour sa manière d’utiliser l’instrument. Je l’ai vu à la TV. Quel incroyable personnage ! » Mais aussi Mark Knopfler, le héroïque de Dire Straits ! Il s’est aussi inspiré du chaâbi et du rock psyché de Nass El Ghiwane, de vieux amis avec lesquels il partage cette manière d’honorer la tradition en la transmutant. « Je me nourris de tout ce que j’ai pu entendre. J’ai ce qu’on appelle l’oreille blanche. » Disons une faculté de tout ingurgiter, de tout digérer dans l’instant, de tout recracher à sa sauce. Stupéfiant. « C’est un génie du désert ! Il a un jeu sur la guitare tout simplement magique ! », s’exclamera le batteur nigérian Tony Allen, à la suite d’une création cofabriquée lors du festival Entre Mer et désert, raout piloté par José Kamal.

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Juin 2014. Justement José, pas franchement « petit », est le personnage central de toute cette histoire. « Et si on faisait un disque avec Doueh ?! Mais pas un truc de world, tu vois, quelque chose qui éclaire tout son potentiel ! » C’est ainsi qu’il est venu m’ambiancer pour voir, ou plutôt savoir, ce qu’il était possible de faire pour son « protégé », ou plutôt pour faire avancer la carrière d’un musicien irréductible aux visions ethnocentrées. Moi je sortais d’un web-doc autour de ce que recouvrait le mot « punk » dans la réalité 2.0, et j’avais eu le plaisir d’interviewer JB de Born Bad, autre personnalité, patron du label Born Bad… A cette occasion, j’avais choisi comme bande-son du projet la musique d’un trio bien en phase avec le sujet : c’est-à-dire pas vraiment punk en fait, plutôt outsider, hors zone de contrôle. « Et pourquoi pas Cheveu ?! » Quoi ? « Oui, Cheveu, un trio qui bricole une musique assez border-line dans son genre. Y a un truc à faire ! » Ah, si tu le dis… L’idée du projet jaillit ainsi, au café, enfin après plusieurs pichets. Une première pour nous. Le disque, pas le café qui vous met allongé… Après cette étape dûment arrosée, il était l’heur de soumettre à JB l’incongruité de l’idée. Dans le doute, pas forcé de s’abstenir. « Super ! Je connais son disque sur Sublime Frequencies… Faut que j’en parle aux garçons. » Les garçons ne sont pas coiffeurs : ce sont les Cheveu.

31 octobre 2014. Cette veille de Toussaint préfigure des lendemains qui dézinguent autrement. Toute la fine équipe se retrouve à l’Institut du Monde Arabe. Sur scène Doueh, en mode représentation. Dans la salle, posés dans les vastes canapés du premier rang, les Cheveu. Soit le guitariste Etienne Nicolas, le spécialiste des claviers et boîtes à rythmes Olivier Demeaux, et le chanteur David Lemoine, trois Bordelais qui fabriquent en artisans arty leur musique depuis 2003. Patiemment, des objets polis avec le temps, entendez pas forcément polis. Allez comprendre… Leur style ? Une zone grise, quelque part entre le rock déjanté et psychédélique des années 1960 et les courants no wave, industriel et electro de la fin des années 1970. Le type de cocktail explosif qui a explosé dans la tête de JB, qui les publie depuis 2008. Rythmiques assurées par des casios binaires et rustiques, une guitare minimale delta blues et surf zébré, et un chant incantatoire hors format, ils se sont dégotés un son unique, un lofi hérétique, un boucan ésotérique, difficile à cataloguer. Ces gars-là, autodidactes, sont capables de se produire au MOMA et de produire un opéra, mais aussi de balancer des décibels en fatras face à un public pas du genre bien peigné. Somme toute, la base d’une entente avec le binz sursaturé de Group Doueh. Cradi-moderne, post-garage… Chacun dit ce qui lui plaît. En attendant ce dialogue, qui doit répondre à l’équation 1+1=3, la rencontre sera furtive ce soir-là : impressions mitigées, sentiments partagés… Justement, on conclue par un ok, de principe. Assorti d’une première mission, que tous acceptent : les uns et les autres décident de s’échanger des fichiers par-dessus la mer d’incompréhension dans laquelle on essaie de surnager… Avant d’entrer en transe, faut-il être en suspension ? Telle est la question à laquelle il faudra bien répondre, ou pas.

13 janvier 2016. On s’y met. Direct, et sans tarder ! A peine le temps de boire le thé, mais non sans avoir offert quelques cadeaux aux hôtes, tradition oblige. Tout est fin prêt, puisque Laurent de Boisgisson s’est chargé d’installer tout le matériel en amont. L’ingénieur du son, qui s’avérera ingénieux sur plus d’un titre, est arrivé deux jours avant le reste de l’équipe « française ». Après un premier séjour, deux mois plus tôt, il avait prévu de transformer le grand salon oriental au deuxième étage de la maisonnée Doueh en studio tout équipé. Las, il a fallu changer au dernier moment pour se rapatrier dans la pièce qui fait office de salon de musique, perché sur la terrasse. « Là, on est dans un cube béton plastique. Peu de rondeurs, peu de chaleur, ça va sonner garage ! » Nous voilà prévenus. Bienvenue dans le home-studio de Doueh : une télé, deux synthés empilés, des amplis plus ou moins petits, des préamplis aussi, une table de mix avachie, des matelas disposés ici et là, des tapis et des tbals, un portrait de lui encadré… Un vrai foutoir ! Une autre salle lui sert de bureau où il entrepose le reste de son bric-à-brac : un tas de guitares désossées et de fils électriques, des magnétoscopes et des CD, un service à thé en fer forgé… Essentiel pour rythmer le bing bang sonique. « La musique m’occupe 24 h sur 24. C’est ici que ça se fait essentiellement. Ma musique ne ment pas : regarde tout ça, ça parle pour moi. 100 % original saharaoui ! », m’avait assure six ans plus tôt le maître de céans tout en se mettant à la batterie, un hobby.

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14 janvier 2016. La maison de celui que toute une ville surnomme d’un simple Doueh se trouve non loin du front de mer. Pour la dénicher, il faut suivre les sons distordus qui s’échappent d’une échoppe à l’angle d’une rue. A l’intérieur : des Camescope, CD gravés, K7 élimées… C’est l’une des deux boutiques de Doueh, où il écoule aussi bien ses autoproductions, du fait main et sur-mesure pour les mariés ou autres qui se sont offerts sa prestation, que des DVD en tout genre. Même une chanteuse de variétés avariée bien de chez nous. Ce qui ne manque pas d’amuser les gars de Cheveu… Oui, mais voilà les choses sérieuses commencent une cinquantaine de marches plus haut. Et hop.

14 janvier 2016. « Au départ, on n’a rien capté. Du coup c’était nous qui devions imposer nos rythmes. Nous n’étions pas assez préparés, mais ça a été une force aussi : lorsque nous étions en phase de découverte, il est sorti des idées qui ont finalement fonctionné. » Olivier résume parfaitement la difficulté de s’accorder devant à un tel mur de sons. Face à face dans la pièce, les uns debout, les autres assis, le dialogue a du mal à se nouer. Les figures rythmiques, souvent sujettes à des brisures, n’aident pas les Français à trouver leurs repères. « J’avais l’impression de les connaître depuis longtemps, même si au début, ce n’était pas évident de se caler en termes de rythmes. », confirme philosophe Doueh, qui ne cesse d’afficher un sourire bienveillant. Sans manquer de surveiller du coin de l’oreille, sans oublier d’un regard de recadrer qui s’égare. Pour ces sessions, il a convoqué sa garde rapprochée : trois femmes dont sa sœur de lait aux verres – deux « tasses » de thé qu’il s’agit de claquer avec constance sur le métal du plateau dédié –, au chant sa femme Halima, assise sur sa chaise, le téléphone jamais bien loin, et une autre proche de la famille au tbal ; son fiston El Waar, dont les claviers so cheap si chic l’accompagnent depuis déjà un bon lustre, est allongé zieutant son portable, facebookant, tout en claquant ses accords un brin décalés, au cœur du sujet ; le jeune Omar au tbal, et puis aussi au chant, une coupe digne des meilleurs buteurs de la planète foot – rasé sur les côtés, une jolie houppette au sommet –, le sourire aussi ample que ses mouvements au moment de battre la pulsion. Sans oublier Hassan, jeune homme à tout faire de la maisonnée, qui vient animer avec régularité cette « house party ». Il n’est pas le dernier à mettre le brin dans tout ce binz. Il danse, tance, frappe des mains sans se faire prier… Pour le bon déroulement de cette musique un autre personnage s’avère essentiel : le préposé au petit thé, immuable, qui délivre sans faiblir le carburant, susceptible de maintenir les modulations de fréquence et de soutenir les cadences, infernales. Rien de tel que le thé pour bien se chauffer.

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15 janvier 2016. Autour de minuit, les Cheveu sont tout gris. Après chaque séance, ils ont choisi de dérusher les gigaoctet dans la maison où ils sont installés, dans les faubourgs de Daklha. Deux journées en une, avec qui plus est des kilomètres d’informations à ingurgiter… Olivier est circonspect. Le barbecue qui s’improvise sur la terrasse les restaure, à défaut de les requinquer. José et JB sont préposés aux blagues, un peu rincés aussi… Laurent, l’homme-son, a déjà conscience qu’il y aura beaucoup de post-production, des chansons à retailler, ciselées… En attendant, il essaie avec Olivier de mettre de l’ordre dans tout ça. « La rencontre est folle ! Il a fallu dépasser les clivages rythmiques très importants. Pour dépasser les antagonismes, Doueh s’est mis sur les rythmes de Cheveu, des structures pop sur lesquelles il s’est glissé : il a joué le jeu. Cheveu est dans un process de gestation très long, en bricolant sur les instruments, en bossant sur les timbres, sur deux notes qui tournent. La musique de Doueh, c’est souvent des improvisations sur un répertoire bien cerné, une écriture climatique, très ornementée. » Autant dire que ce projet s’annonce ardu : il s’agit de réunir deux univers très lointains, deux esthétiques très fortes, en s’épargnant les effusions du genre world. Mais alors, c’est quoi leurs points communs ? « Des transes limite noisy, des musiques dans les mediums, une notion d’énergie très live ! » En direct, chaque jour le vérifiera.

16 janvier 2016. « Quand je prends l’instrument, je pars ailleurs. Je suis absent. La musique, c’est ma vie. J’en ai hérité de mon père qui jouait des percussions de maison en maison. Je peux aborder toute sorte de styles, mais je traque la musique traditionnelle, la source. Notre poésie hassanie reste ma sève nourricière. J’y reviens constamment, même si je peux m’en éloigner. C’est ma terre. » Assise aux côtés de Doueh, Halima Jakani, sa chanteuse lead avec qui il partage sa vie depuis des décennies, confirme. Dans cette société les femmes ont leur mot à dire plus d’une fois, sans avoir à élever la voix. « Toutes nos chansons sont des poésies sur l’amour, la foi et le prophète. Nous en avons composées certaines et d’autres sont héritées de nos mères. » Comme « Hay Lahaila Allah », une espèce de long blues qui n’en a pas le nom. D’essence dialectale, cette poétique séculaire doit selon l’usage répéter sept fois le même texte et repose sur sept rythmes, qui en constituent les piliers.

Le docte Doueh puise aussi dans le répertoire de poètes contemporains, qui s’inscrivent dans ce fil historique. « Les paroles reposent sur des textes religieux, cérémoniels, alors que nous sommes plutôt sur des textes irrévérencieux, voire pervers, avec des sens multiples… », reprend David, autodéfini « facteur chaos » de Cheveu. Le sens caché, sans interdit, n’est-il pas finalement un point commun qui se dessine, comme par hasard, à défaut de magie ?!? En attendant le déclic, David tente de s’immiscer dans cet entrelacs de vers, boosté par les verres. Pas aisé de se positionner face à Halima, « une pure voix », et Omar « une voix qui tarte, qui rappe, presque punk », selon Olivier. « Pendant les sessions, j’ai eu le sentiment que c’était pas l’heure de mettre ma voix. J’étais en position décadrée. Dans la musique sarahouie, un regard, un sourire veut dire que c’est à toi d’y aller, mais moi j’étais paumé. », reprend le chanteur, légèrement déconcerté. Du coup, David sera le premier à se mettre au clair aux sujets des paroles, histoire de construire ses propres interventions en réponse, qui s’inspirent de la poésie pour en suggérer des variations surréalistes, une bonne dose de doux délires entre les lignes. Direction oblique. Comme sur “Hamadi”, une chanson bien balisée du répertoire hassani qu’il parfume à sa manière, toute singulière…

17 janvier 2016. C’est encore le bordel. C’est toujours pareil. A chaque fois que l’on entre dans la pièce chargée de décibels l’effet est quasi immédiat, tellurique irrépressible : vous tapez dans les mains, vous bougez des pieds, vous hochez de la tête. Impossible d’y échapper ! Derrière la console, JB n’est pas le dernier. A côté, Laurent pilote désormais la manœuvre, ayant le recul nécessaire et maîtrisant l’espagnol pour établir le contact. A ses côtés, Amine Hamma officie en soutien, secondant pour démêler les fils et faire les bons branchements, pour délivrer quelques conseils sur la musique. Ce guitariste de la scène métal de Casablanca traduit dès que nécessaire, c’est-à-dire plus d’une fois dans la journée. Pour tout dire, la communication entre tous se résume à pas mal de signes de la tête, de levers de pouce, de rires sous-entendus, de regards interrogatifs… c’est selon. Pour converser, mais aussi traduire les titres morceaux, El Waar utilise le traducteur Google. My god !

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17 janvier 2016. A chaque jour sa démesure. Plus le temps passe, plus des gens viennent jeter une oreille sur ce qu’il se passe. Le second fils de Doueh, guitariste comme papa, et puis ses filles, et même un petit en couche culotte. Ou encore des voisins de palier, dans ce quartier habité du peuple du désert désormais « sédentarisé ». Tous curieux, interpelés par le boucan. C’est ouvert, c’est un peu tout le problème, tout l’intérêt aussi. Les rythmiques du Sahara tournent, le souffle hassani… Les quarts de tons, les rythmes pairs, impairs, tout y passe, et ainsi de suite. La raison bien gardée, toute occidentale, de juste temporalité en prend un sérieux coup. Tbal. Ici c’est le règne de la modalité. Etienne, en position excentrée, échange des regards complices avec El Waar : la guitare surf surspeedée et le synthé bidouillé semblent s’accorder, bien calés. Ce sont eux qui forment l’assise, avec les tambours en peaux de chèvre, qui exigent d’être posés au soleil avant la session pour que la peau se tende. Chaud devant.

« Plus les jours passent, plus ils sont en confiance, plus du monde vient dans les sessions. Nous avons le sentiment d’être intégrés ! », insiste Etienne. « Le fait d’être chacun de notre côté n’est pas forcément gênant. C’était aussi une manière de pouvoir s’écouter les uns les autres. En mode ping-pong. » Dans cet électrochoc des cultures, ça commence à matcher entre les deux univers ? « Le truc déclencheur, ça a été d’arranger un de leurs thèmes, “Azawan”, en mode punk rock. Ça nous a libérés ! » Aux claviers et à l’ordi, Olivier précise: « Il s’agit d’ambiances très darks, pas forcément ce qu’on avait prévu au départ. C’est une expérience puissante. Leur musique s’arrime à quelque chose qui vient de loin, finalement peu hybride, peu contaminé par des apports occidentaux s’agissant des structures et des formats. Ils font beaucoup d’improvisations, de variations, à chaque fois que tu crois avoir pigé, ils partent ailleurs… Et d’ajouter : « En termes humains, nous ne sommes pas si éloignés : nous vivons dans le même monde, malgré tout. Ils sont autant que nous sur les technologies. Ils sont à la fois dans la modernité, mais font de la musique traditionnelle. »» Mais attention : pas question de donner dans les tics de l’exotique en toc.

18 janvier 2016. Encore une rude journée à usiner du son dans tous les sens ! La nuit est déjà largement tombée quand José, entre deux urgences à régler, déboule avec une proposition. Et si Cheveu, à ce stade du travail en commun, jouait quelques morceaux choisis de son répertoire, histoire de voir ce qu’on va voir. Le temps de plier une dernière tentative en mode partagé, et les trois Bordelais s’exécutent : « Quattro Stagioni », composé en souvenir de Rome où Olivier a étudié, « Madame Pompidou », « Superhero » impie, impec, tendu direct… Session à l’arrache. Retour cash. Posés parterre comme leurs instruments, à deux mètres, Group Doueh au grand complet écoute, approuve, frappe dans les mains… Youyou, yallah ! C’était pas joué d’avance. « Quand nous avons interprété notre musique devant eux, nous avons franchi une nouvelle étape. », se félicite David. Comme une remise à niveau, tensiomètre au max ! Comme lorsqu’ils s’élancèrent tout de go sur « Acid Waltz », un thème apporté par les Français, qu’ils ont peu à peu fait vriller sur une transe en pleine nuit. « Un des moments les plus beaux, Il y a une ambiance fantastique ! », sourit Etienne, pince-sans-rire au diapason de Doueh. « Il a un vrai sens de humour, l’air de rien… »

19 janvier 2016. Etienne et Doueh, encore une histoire. A son arrivée, le premier a offert six cordes en métal. « Américaines ! », a relevé Doueh. Lequel a filé du coup deux pédaliers d’effets « vintage ». « Ça coûte une blinde ! », me dira plus tard Etienne. « Nous étions dans une logique de partage ! Il fallait donc échanger… », assume Doueh. La lutherie, cela reste l’objet premier du prénommé Selmou. Doueh n’est pas le seul guitariste surgi de cette tradition. Dans la région, ils sont légions… Son frère aîné (qui dans un soucis de faciliter l’identification de chacun a choisi comme nom de scène « Selmou », le prénom de Doueh !) est lui-même un furieux de la six-cordes, dans un registre plus clinquant. Mais sa manière de tordre chaque note, sa façon de déchirer la moindre phrase, confèrent un caractère en tout point singulier à la musicalité de Doueh. La légende dit qu’il s’y est mis, en bricolant une première guitare avec du fil de pêche et des boîtes de fer… Sur cet album, en chef de bande, il lance les morceaux, vient en soutien, mais ne fait pas tant de solos, plus des licks, des gimmicks. Au détour d’une phrase, d’un accent tonique, il fait valoir un sens du son aiguisé par des années à fabriquer ses engins. Il a ajouté des frets pour les quarts de ton, il a intégré dans une de ses Stratocaster un Phaser, effet dont il raffole… Et pour que ça fonctionne, il faut que la pile soit un peu périmée. La fameuse vibration africaine, qui peut donner son vrombissement si particulier.

« Ils ont un côté bricolo, dans lequel je me retrouve », reprend Etienne. « Il y a une puissance de jeu, une volonté de jouer fort, des boucles qui tournent, qui te pénètrent. Tout l’intérêt était de se prendre ce mur de sons en pleine gueule. » Sonné dans les deux sens du terme. Parfois assommé, souvent excité, Etienne a tout particulièrement apprécié « l’utilisation du luth tidinit amplifié ». Un truc rétro-futuriste qui sonne comme personne, qui s’inscrit pleinement dans la tradition, matière première, matériau vibrant… « A partir des années 1970, les claviers et la guitare ont pris toute leur place dans le répertoire. La modernité nous impose ce changement, ce qui ne nous empêche pas de garder notre identité. » Le monde de Doueh, pour paraphraser l’enseigne du bouclard au pied de son immeuble, c’est tout un univers qui in fine défie les a priori et catégories rabougries. Les clichés d’un autre temps entre gardiens du temple et novateurs n’ont pas cours ici…. La technologie a pénétré depuis un bail les entrailles de la musique du Sahara : ce fut les guitares, les effets qui fuzz, comme les antennes paraboliques tapissent les toits de l’ancien port espagnol, comme les mobiles dernier cri inondent les rues, les applications en tout genre. Comme partout, la culture geek a fait plonger la jeunesse dans le grand réseau mondial. Ils en sont partie intégrante. Ne sont-ce pas les marges qui tiennent la page ? Des séries de selfies rythment les sessions, comme les applaudissements ponctuent chaque morceau qui semble enfin trouver son chemin, dans ce bazar laboratoire.

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20 janvier 2016. Entre deux prises, une séance photo s’organise. A la sortie de Daklha, borne kilomètre 6, avant de s’enfoncer plus avant dans le désert. On débarque en convoi : Doueh ne se laisse pas dépasser. 4X4 noir, jantes brillantes, ça rutile. A bord, toute l’équipée en costumes. De beaux bazins, de grands voiles, qui se déploient au vent. A côté les Cheveu ne se sont même pas coiffés. JB ne manque de pointer, à sa manière, ce manquement : « Les mecs, vous avez l’air de clochards ! C’est pas possible…. » Si justement, c’est ce qui fait peut-être même tout le piment de cette histoire. Un télescopage de deux façons de vivre, de vivre sa musique. D’autres se seraient bel et bien apprêtés pour se prêter au jeu du cliché, antidaté. Pas le genre de nos trois amis. Tant mieux. « Le choc des cultures, ça remet les pendules à l’heure : il ne connaissait pas les classiques. Ni les Beatles, ni Rihanna, il avait à peine entendu parler de Madonna. Et quand on lui fait découvrir La Tempête de Beethoven, il la rejoue en deux minutesC’est ça qui est incroyable ! », se félicite David, à l’endroit du jeune El Waar, un pur produit local. « Il a un sens de la phrase musicale fou… Il fait des riffs catchy : du Dre toute la journée !  »

20 janvier 2016. A ce propos, El Waar, fête ce soir ses vingt ans, dans le salon oriental avec vaste écran plat et zappette ad hoc. A l’heure de la pause, une belle courbine – le poisson du cru, du genre pas menu –, des légumes et des pâtes préparés par les filles de la maisonnée nous attendent. Recevoir, pour mieux échanger. Ce soir le gamin a joué à sa main, parfois deux doigts, à la fin d’une session : les dirhams l’ont salué. Il faut toujours honorer de quelques billets. 1500 pour José, on ne se refait pas. David, le chanteur de Cheveu, a d’ailleurs eu droit à une volée de 500, mauritaniens ! Et Etienne un biffeton collé en plein front. « El Waar, c’est le lien. », reprend Olivier. « Il est capable de faire un beat main gauche et des riffs main droite. C’est assez hallucinant ! Les sons clean de synthé font le liant entre nous tous. Du coup c’est moins une transe psyché, plus electro mais jouée ! » Le Français avoue rêver s’offrir sa Workstation Yamaha, un sacré joujou. « Ça peut valoir une petite fortune. Tout est programmable à l’intérieur : il peut paramétrer les notes à l’avance, toutes les notes blanches dans une gamme, ce qui lui permet de jouer les quarts de tons, de tout intégrer. Il transforme comme il veut son clavier. » Lui joue sur un vieux Casio, auquel il a ajouté un orgue avec un contrôleur midi et une mixette pour quelques effets pressentis.

Après la deuxième session, qui clôt neuf jours d’ébats, on termine le repas. Tous déchaussés au rez-de-chaussée, cette fois dans le salon moins apprêté, plus en mode nomade, où l’on peut se reposer sur des coussins posés sur les tapis. Prêt à décoller ? Entre deux orangeades, le gâteau d’anniversaire ! Et c’est reparti pour une petite jam acoustique. Au programme : tambour et danse, en famille. A Dakhla, la musique est partout si l’on prend le temps de pénétrer les maisons, d’aller sous la tente, comme celle qu’a dressée Doueh juste en face de chez lui. Dans le campement de pêcheurs à l’extérieur de la ville, comme dans la fête improvisée qui s’organise cette nuit dans la maison de l’ancien gouverneur de la région. El Waar et Omar sont chargés d’ambiancer, selon les us en vigueur qui lie la famille Doueh à la femme qui nous reçoit dans un français plus que parfait. Un Marocain barbe à ras embraye en américain. Il arrive avec sa fraîchement mariée de Los Angeles, et c’est pour le couple que l’on joue ce soir. De quoi goûter aux plaisirs de cette musique dans un autre cadre, mais aussi du chameau avec du pain perdu servi dans un grand plat : goûteux à satiété.

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21 janvier 2016. Rendez-vous sous la tente ! La journée est en mode détente. On charge les 4X4 et vroum vroum, c’est reparti. Doueh toujours devant, suivez le guide. Toute la compagnie a choisi de filer à une cinquantaine de kilomètres de Dakhla, pour se retrouver les pieds dans les dunes, la tête dans l’océan. Vague à l’âme, léger coup de blues pour Doueh qui se confie. « J’ai appris beaucoup de choses. Hier, quand nous avons tout rangé, une fois les sessions terminées, je suis resté jusque très tard seul dans la nuit, dans cette pièce à méditer. Il y avait le clavier tout seul, et le tidinit, j’ai joué des mélodies que nous avions tressées ensemble : j’en étais encore imprégné. J’espère pouvoir intégré certaines idées qu’ils m’ont transmis durant ces dix jours… J’ai remarqué qu’il y a des effets et des sons qui me plaisent bien. » Le temps reste le plus fidèle allié pour s’entendre. « Ce n’était pas évident de se caler, il a fallu un peu de temps avant que l’on s’accorde. Mais aujourd’hui, ça fonctionne. » Les longues heures à éprouver, chacun de son côté, ses limites ont permis d’accoucher d’un disque en forme d’ovni. La rencontre de l’immédiateté et la continuité, la conjugaison de l’invention et la tradition, sans vraiment savoir encore aujourd’hui qui incarne quoi… Affaire de regards, histoire de points de vue sur des notions qui ne recouvrent pas les mêmes réalités.

« Chez eux, la musique a un autre statut. Cela fait partie du quotidien, et il y a une certaine noblesse associée à cette fonction. », analyse Etienne qui au fil du temps a appris à en perdre pour sans doute en gagner. « C’était un plaisir de rester chez eux. De rester dans le grand salon, à me reposer… A échanger, sans avoir rien à dire. J’avais vraiment l’impression de me sentir chez moi. Quand nous sommes partis, j’étais triste, je quittais des gens proches. » Ce dernier jour sous le tropique du Cancer célèbre une relation qui pourrait durer plus d’un hiver. Après le désormais traditionnel poisson grillé et ladite salade marocaine, tout le monde s’écroule pour la sieste. JB et José ne sont toujours pas les derniers… repos bien mérité. Avant d’être tous réveillés par l’envie de titiller one more time du bouzin. Le groupe électrogène assure la rythmique, avec les claquements de mains et les battements de pieds. Doueh prend la pause. Un temps. Étienne s’élance dans un solo de guitare, sur l’engin de son nouvel ami. Lequel apprécie, tandis que les femmes font corps autour du guitariste français, en dansant. À côté Olivier et El Waar duettisent sur un petit Korg. L’un donne le la, l’autre est au diapason. La fusion fait sens, sans confusion. Chacun sait bien où il en est.

22 janvier 2016. Epilogue, comme dans toute histoire à tiroir. C’est à Casa la blanche que ça se joue, où la petite troupe déboule pour ajuster deux, trois trucs au studio Hiba. Du flambant neuf qui impressionne Doueh ! Casa, le parfait sas de décompression avant de retourner vers Paris. Il a été décidé de monter un concert, à l’arrache, au B-Rock. La salle idoine, avec billard et grand bar, logée sur la corniche, ce front de mer où se nichent la plupart des clubs et même quelques anciens cabarets où tout commence bien après minuit. Doueh enchaîne quelques titres, malgré les pépins techniques. Puis Cheveu les rejoint sur scène, pour une première scène officielle, officieuse. Pas de répet’, on joue direct. Avec tout ce que ça suppose. Le bancal, le pas tout à fait calé, est dans l’ADN du projet. Et pourtant chacun commence à trouver sa place, dans un répertoire qu’ils ont affiné depuis dix jours… David prend le micro. Quelques femmes dansent. Il y a même un Parisien qui a fait le voyage tout spécialement à l’annonce, furtive, sur Facebook de cet « événement ». D’un seul coup, Hicham se tourne vers moi : « Alan Vega dans le sable ! » Bien entendu. Jacques Denis

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The random-access memory of an hourglass.

On the one hand, there’s Cheveu, the French three-member band, whose soundtrack has never ceased to question music codes by exceeding various genres and pushing back their limits. On the other hand, you have Group Doueh, a combo coming from the Sahara desert (Dakhla). Their music spans across many styles and hammers tradition with unprecedented finds.

In between both their remote musical universes dwells a sound clash. It embodies the meeting between two arts of living music day by day, two ways of transmitting, of enchanting the world or refusing to do so, of exploring the repertoire as well as tradition and creation, two visions of the collective – the list of reasons why these guys should have probably never met or could have failed to get along is quite extensive. 

This piece was recorded in 2 weeks in Dahkla in January 2016. The mere project seemed like a surreal challenge, something that was almost impossible to achieve and for which time was going to hold major importance. It brought about a telluric big bang, an atomic creation, a story of primitive energies setting the record straight in the whole world. That is, two radically different understandings of time.

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