DORIAN PIMPERNEL

Nouveau matin, nouveaux magiciens

Que fait la pop aujourd’hui? Elle nous remplit la tête, elle nous élève. Elle invente chichement, elle pille un peu, elle recopie pas mal. Elle nous accompagne encore, elle nous martyrise parfois. Elle nous élève encore de temps en temps, elle nous euphorise encore. Elle nous dégoûte et elle nous rabaisse, aussi, souvent. Mais une chose qu’elle ne fait plus que très, très ponctuellement, c’est nous faire rêver, les yeux ouverts ou fermés. Le psychédélisme est au point mort, l’ecstasy ne fait plus effet sur personne, les grands espaces sont quadrillés du Far West jusqu’au Soleil Levant, les grands mélodistes pissent dans des violoncelles parce que plus personne n’est là pour les écouter. Quant aux magiciens de la chanson, les enfants des George Martin, David Vorhaus, Syd Barrett ou Don Van Vliet qui nous commandaient autrefois dans nos songes en utilisant potions, grimoires et miroirs, ils ont pris le maquis: si la pop music de la plus belle race qui soit – l’ésotérique – se pratique encore, c’est dans des laboratoires cachés et des

souterrains plus profondément enterrés encore que ceux du garage, du punk ou du metal noir.

Praticiens assidus de la part magique, cabalistique de la discipline pop depuis des années (on dirait des siècles), la société secrète Dorian Pimpernel ne semble oeuvrer que dans un but: remettre en marche la machine à songes et à extases. Formée vers le milieu des années 2000, elle ne rassemble que des cas: un batteur discret et “captivé par l’antiquité grecque”; un songwriter enseignant à l’occasion la philosophie et auteur d’un livre sur l’esthétique des Minimalistes d’Amérique; un réalisateur-acteur-assistant-réalisateur-compositeur de musiques de films (pour lui-même/et/ou en collaboration avec Serge Bozon ou Axelle Ropert, Mehdi Zannad, Pierre Léon…), que l’on peut souvent voir aux côtés de Barbara Carlotti; un acteur-bassiste et collectionneur de disques d’illustration sonore vraisemblablement dur à faire taire quand il a entamé la liste de ses artistes préférés (il prétend avoir “plus de souvenirs que s’il avait mille ans”); un porte-voix involontaire enfin, qui joua longtemps de sa guitare dans sa chambre “sans penser avoir un jour le cran d’en sortir”.

En marges des habitus et ambitions habituelles de “la bande de potes” qui “se met au rock” après avoir passé à discuter autour d’une poignée de disques préférés, ces cinq là se sont trouvés autour d’un inintérêt général pour le sport et un étrange concept de pop (au sens fort de concept, celui qu’approuverait un Gilles Deleuze qui se serait un peu plus intéressé à la musique): la “moonshine pop”, petite soeur ésotérique, logiquement lunatique voire maléfique de la fameuse “sunshine pop” de Californie. Initiateur du mouvement à une époque où il était seul membre du club Dorian Pimpernel, Johan explicite: “A l’époque, au milieu des années 2000, j’écoutais des disques de sunshine pop en boucle, et j’avais conçu de prendre cette notion à rebours, de tenter une esquisse de son envers, sans distance postmoderne ni ironie facile, sans revivalisme non plus. Il s’agissait avant tout d’une proposition moderne, qui ne soit pas une simple actualisation de l’ancien selon le parfum du jour, mais une manière de faire un monde en assemblant progressivement, brique après brique, les sonorités, les nuances et les intentions qui le peupleraient.”

Après un premier essai conçu en studio pour un label à l’autre bout du Monde (Hollandia, sorti sur le label japonais Rallye en 2006) qu’on jugera, avec le recul, plus embryonnaire, Allombon fait donc un monde, et souhaite vous y enfoncer la tête si profond que ce sont vos rêves et vos cauchemars qui auront la charge d’en accueillir les créatures, les mélopées, les architectures.

A la manière des grands livres mi-magiques, mi-littéraires de la Renaissance, mi-traités d’alchimie, mi-grimoires de poésie, Allombon fait même un monde si complexe et si cohérent que chaque chanson y est à la fois un fragment et un tout à déplier, à la fois autonome, potentiellement capable de nous le faire voir en entier et tragiquement lacunaire, poétiquement investi du sentiment d’être passé à côté des mondes qui se cachent à côté. Ensemble ou séparément, chacune des dix chansons méritera donc son exégèse, ses notes de bas de page, et toute votre attention (à titre indicatif, les exégètes volontaires trouveront ci-joint un petit guide de survie facultatif en monde pimpernelien rédigé par Johan).

Mais qu’on prévienne surtout l’auditeur qui se fiche des encyclopédies et préfère à visiter les labyrinthes sans plan: il a le droit strict d’avancer à l’aveugle, de se laisser intoxiquer les yeux fermés. Et si ce qu’il trouvera sur sa route est dense, non-linéaire, feuilleté, ce qu’il entendra en premier est surtout, mélodieux, merveilleux. Rappelons l’amorce de notre présentation: la répétition tenue, presque agressive, du mot pop.

Si nos cinq freaks sont les praticiens ténébreux d’une doctrine secrète, ils croient surtout au pouvoir fabuleux de la grande mélodie pop;  si leur art est ésotérique, c’est à la manière d’Alice au pays des merveilles, c’est-à-dire en douceur et en couleurs. Inspirés en premier par la première vague de psychédélisme et les artefacts pensants de la pop savante des années 60 (Sgt Peppers, S.F. Sorrow des Pretty Things, An Electric Storm de White Noise, The United States of America de The United States of America), en deuxième par celle des années 70 (“construire des ponts entre Canterbury et Düsseldorf”, c’est-à-dire entre Kevin Ayers et Kraftwerk, est l’un de leurs projets avoués), en troisième par quelques grands noms plus ou moins connus de la musique d’illustration et de la musique de film de l’âge d’or des deux genres (Morricone, Basil Kirchin…), en quatrième enfin par les milliers d’instruments hantés (synthés rares ou très rares, vieilles guitares) qui peuplent leur studio en forme de cabinet de curiosités, les cinq de Dorian Pimpernel n’ont qu’un but avoué, faire naître des tornades pour nous emporter.

Instigateurs involontaires d’une sorte d’hantologie à la française (rappelons sommairement que dans sa version anglo-saxonne, l’hauntology de Grande-Bretagne recouvre, avec ses souvenirs de sorcières et de poussière, de Ballard et d’électronique archaïque, l’une des scènes les plus mystérieuses de notre temps musical), notre Club des Cinq ambitionne, pour citer Ludwig Wittgenstein à propos de ses travaux en architecture, de “parler, peut-être inconsciemment, la langue ancienne, mais de la parler de telle manière qu’elle appartienne au monde nouveau, sans pour autant appartenir nécessairement au goût de celui-ci”. Ce que Dorian Pimpernel propose, c’est, à l’instar des Britanniques de Broadcast avant eux, une musique passéïste seulement à la surface de sa surface, mais surtout fidèle à l’essence de son temps. Comprendre: ambigüe dans les sons comme dans les intentions (“le simulacre sonore qui se dénonce”), vibrionnante, clignotante, multiple; mais aussi, surtout, immédiate, harmonieuse, vénéneuse, diablement belle. La bonne nouvelle pour les pressés, c’est que ce deuxième album en forme de premier a d’ores et déjà la forme d’un “album de la maturité” dans ses thèmes (toutes les chansons parlent d’illusions perdues et de chemins qui ne mènent nulle part,  pour citer deux écrivains) et d’un manifeste dans sa forme.

Petit guide de survie en Allombon , par Johan Girard

Paralipomenon représente  une  sorte  d’ouverture  inversée,  puisqu’il  s’agit  de  « paralipomènes »,  traitant  de l’impossibilité  de  poursuivre jusqu’à  son  terme  une  route  semée d’embuches,  un  chemin  qui  ne  mène  nulle  part.  A  prémisses  fausses,  conclusion  erronée,  et  seul l’aveuglement  entretient  l’illusion.

Ovlar E est  un  de  nos  titres  les  plus  narratifs :  l’histoire  d’un chanteur  de  variétés  qui  devait  ouvrir  le  show  d’Elvis  Presley  à  Las  Vegas,  au  milieu  des  années  1970.   Le  jour  même  du  spectacle,  un  piano  s’écrase  malencontreusement  sur  son  pied,  et  le condamne à la médiocrité éternelle. Illusions perdues, là encore.

Existential Suit  traite de la notion d’inadaptation, autour de la figure de Martin Heidegger, qui portait volontiers un étonnant costume  de  paysan  de  la  Forêt  Noire,  ironiquement  baptisé  par  ses  élèves  « costume  existentiel »  (je  tiens néanmoins à préciser que je n’ai aucune accointance idéologique avec la philosophie d’Heidegger !).

Coodooce Melopoia  parle  de  nos attentes  d’un  signe  du  destin,  de  nos vaines  tentatives  pour le provoquer et des déceptions qui ne manquent pas de se faire jour. T

The Mechanical Eardrum évoque le  « phonautographe  à  oreille »  élaboré  par  Alexander  Graham  Bell  en  1874,  l’un  des  premiers appareils d’enregistrement sonore. Bell avait relié une oreille humaine, récupérée sur un cadavre, à un complexe dispositif électro-acoustique permettant de tracer les ondes sonores captées par celle-ci. L’histoire est racontée du point de vue de l’oreille, qui est la narratrice de la chanson.

Alfalfa   s’inspire  des  Cahiers Kangourou  de  Kōbō  Abe,  et  traite  de  notre  difficulté  à  habiter  le monde, de nos manières d’y arrimer le langage pour en stabiliser le mouvement et de nos tentatives pour  lui  attribuer  un  sens.

October Lane  brosse  le  portrait  d’une  jeune  femme  amoureuse  et  de ses  attentes  sans  cesse  déçues.

Alephant  s’inspire  d’un  mythe  eskimo,  reposant  sur  les  premiers souvenirs humains, antérieurs à la naissance même. Il s’agit d’un collage sur les moments de la vie, de l’aliénation provoquée par le travail à la possibilité d’une libération éphémère, par de brefs éclairs de lucidité.

Teorema, contrairement à ce que  son  titre pourrait laisser croire, ne  fait pas  référence à  Pasolini,  mais  aux  « théorèmes »  humains  qui  pourraient  constituer  le  volet  « psychologique », vécu, de certaines opérations logiques : la contradiction, l’impossibilité, le mensonge, l’identité (et sa perte).

Enfin, A Drowsy Waltz s’inspire d’une nouvelle d’Isaac Bashevic Singer, « La Danse », narrant la déchéance d’une ancienne gloire de la danse vivant dans ses souvenirs poussiéreux.

Olivier Lamm

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So what’s the purpose of  pop music in 2014? It fills our head with silly things, It makes us better. Sometimes, it invents a little. Sometimes, it steals away from the past; sometimes it makes pristine copies from things we like. Sometimes, it guides us, sometimes it tortures us. Sometimes it makes us ecstatic. More than often, it disgusts us, and it demeans us, too.

But one thing it does less than occasionally is making us dream, eyes open or eyes closed. Psychedelia is at a standstill, ecstasy is no longer effective on anyone, the terras incognitas of yore are squared from the Wild West to the Land of the Rising Sun and great songwriters are working for nobody as nobody is there to listen to their songs anymore. As for the great magicians of pop music, the children of George Martin, David Vorhaus, Syd Barrett or Don Van Vliet who used to command us in our dreams using potions, spell books and mirrors, they all went underground: if pop music’s most beautiful race ever – the esoteric one – is still practiced by some, it is done so in secret laboratories and underground corridors that are buried deeper than those of garage rock, punk or black metal.

A secret society of diligent practitioners of the cabalistic part of pop music for an eternity, Dorian Pimpernel only seems to be working with one goal in mind: restart the Machine that once made us dream and go into ecstasy. Formed in the mid-2000s, it’s a gathering of odd balls only: one discreet drummer who claims to be “captivated by Ancient Greece”; a songwriter who’s also a philosophy scholar and the author of a book on the aesthetics of the Minimalists; an actor – director – assistant-director – composer of film music; an actor-bass player and record collector who you would be advised not to try and silence one he’s begun to list of favorite artists (he claims to have “more memories than if he were a thousand years old”); eventually a guitar player who played his guitar for a very long time locked up in his room “without thinking he would one day have the guts to leave”.

Far from the old habits of your ol’ band of mates who migrate from the living-room to the practice room after a nice chat over a handful of favorite records, Dorian Pimpernet gathered around a general disinterest for sport and a strange concept of pop (in the strong sense of the word “concept”, that would have approved Gilles Deleuze had he shown a stronger interest in pop music): “moonshine pop”, i.e. the esoteric, whimsical, volatile, evil little sister of the famous “sunshine pop” of California.

 Founder of this aesthetic movement at a time when he was sole member of the Dorian Pimpernel Club, Johan Girard explains: “At the time, in the mid 2000s, I has this habit of listening to records of sunshine pop on repeat. And I had this idea of taking the notion backwards, attempt a sketch of  its underside, but without distance, easy postmodern irony or cheap revivalism. The idea was to come up with something modern, which wouldn’t be a mere update of ancient forms through the flavor of the day, but a method to create an actual world by assembling gradually, brick by brick, tone by tone, the shades and intentions designed to inhabit it.”

 After a first attempt at an album for a label at the other end of the world (Hollandia, released on the Japanese label Rallye in 2006) which we can now judge, in hindsight, as more embryonic than its follow-up, Allombon creates an actual world for us to live in, and wishes us to sink so deep into it that only our dreams and nightmares shall be deep enough to accommodate its creatures, chants, architectural works.  

Similar to the half magic, half-literary, half alchemical treatises, half tomes of poetry of the Renaissance, Allombon creates a complex and coherent world, every song of which is both a fragment and a complex whole to unfold, simultaneously autonomous and potentially able to make us see it in full and tragically flawed, poetically empowered with the sentiment of the loss of the worlds that lie next. Together or separately, every one of those ten songs thus deserves its own exegesis, its own footnotes, and all your attention.

 But we should also inform the listeners who don’t care much for encyclopedias and prefer to visit mazes without a plan that they have an absolute right to stay in the dark. And if what they will hear on their way into the the unknown may sound dense, non-linear and foliated to their hears, it will most of all sound melodious and wonderful.

If our five freaks are practitioners of a dark secret doctrine, they are first and foremost believers of the power of the great pop melody. And if their art is esoteric in any way, it is in that of Alice in Wonderland, using gentleness and vivid colours. Inspired first and foremost by the first wave of scholar psychedelia (Sgt Peppers, SF Sorrow, An Electric Storm by White Noise, The United States of America by The United States of America), then by the Second wave which stormed during the 70s (“building bridges between Canterbury and Düsseldorf” – that is to say between Kevin Ayers and Kraftwerk – is one of their few self-avowed projects), then by the big, more or less famous names of library and film of the golden age era (Morricone, Basil Kirchin …), eventually by the thousands of haunted instruments (rare or very rare synths, old guitars) that populate their curiosity cabinet shaped studio, Dorian Pimpernel have only one stated goal: give rise to tornadoes to carry us someplace else.

Promoters of a kind of of Hauntology à la française (let us remember that the Anglo-Saxon version of hauntology covers, through its memories of witches and dust, Ballard and archaic electronics, one of the most mysterious musical scenes of our time), Dorian Pimpernel aims, to quote Ludwig Wittgenstein about his architectural works, “talk, perhaps unconsciously, an ancient language, but to speak it in such a way that make it belong to the new world, without forcing it to belong to the latter’s taste”. What Dorian Pimpernel are putting forward is, like the British band Broadcast before them, a music that is nostalgic only on the surface of its surface, and true to the essence of its time. Meaning: ambiguous both in terms of sounds and intentions, flashing, multiple, but also, more importantly, instantaneously enjoyable, smooth, poisonous, damn beautiful. The good news for those in a hurry, is that this sophomore album dressed in the costume of a debut one deals only with thematics of adult music (all the songs deal with lost illusions and paths which lead nowhere) and takes the shape of a manifest.